Le goût d’insouciance des fritures de l’enfance

     

Je pensais à Kléber Haedens, en ce dimanche d’avril, alors que je dégustais une friture.

«J’entrerais au Brown’s par Albermarle Street et j’en sortirais par Dover Street pour me retrouver aussitôt dans la lumière du Vendôme dorée comme une friture de la Tamise. Justement je n’allais pas manquer ces whitebaits qui dans le monde inégal des poissons frits restent pour moi préférables à tout.» Ainsi s’exprime Kléber Haedens à la page 93 de son chef-d’œuvre, Adios (Grasset, Cahiers rouges), roman empreint d’une mélancolie automnale. Je pensais à Kléber, en ce dimanche ensoleillé d’avril, alors que j’étais en train de déguster une friture chez Léon de Bruxelles, à Glisy, près d’Amiens. Il était 13 heures. Le soleil avait la couleur de la friture comme dans Adios. Je contemplais ces petits éperlans, saisis à jamais dans l’huile comme dans la lave du Vésuve. Je repensais aux fritures de mon enfance. Celles que nous préparait ma mère lorsque je revenais, joyeux, les soirs de printemps à la maison, et exhibais la vingtaine de goujons que j’avais pêchés dans le canal de Saint-Quentin, dont les eaux céladon coulaient juste après les dernières maisons de la Cité Roosevelt, à Tergnier. Je les capturais dans les pattes d’oie, ces manières de triangles en béton, en bordure, où venaient se réfugier les poissons lorsque passaient les péniches. Nous amorcions au fouillis, ces vers minuscules, grouillants et sanguins, et accrochions à nos hameçons de 18 un vers de vase. Les goujons foisonnaient dans les pattes d’oie en ces années soixante souriantes, gaulliennes, si françaises, bercées par les fraîches mélodies des Yé-yé que diffusaient les transistors tandis que nos grandes sœurs s’adonnaient au hula-hoop. On ne devrait jamais quitter le pays de son enfance. Il y fait doux et chaud comme dans les nuques des filles. Nos goujons étaient rondouillards, bleutés comme les paquets de gauloises. Parfois d’un bleu d’un bleu électrique. Puis venait le moment de la friture, les soirs d’été. La porte-fenêtre était entrouverte; des bouffées d’air tiède, cet air du soir qui sentait encore la fumée des locomotives à vapeur, toutes proches (la rue de la maison de mes parents se trouvait à quelques centaines de mètres de la gare). La chair craquante des goujons se brisait sous la pression de mes dents de lait. Je repensais aussi aux fritures que préparait ma grand-mère lorsque je passais mes vacances au château de Sept-Saulx (Marne) où mon grand-père était jardinier. Mon cousin Guy et moi, capturions des vairons dans la Vesle qui traversait la propriété. Le bruit de l’autorail Reims-Chalons-sur-Marne, le soir; la ligne de chemin de fer au bout de la pâture. Mon cousin Guy, le Pêcheur de nuages, vivait encore. Il lui restait une trentaine d’années à vivre. Le goût de la friture de vairons avait celui de l’insouciance. Celle de chez Léon, à Glisy, si bonne fût-elle, n’avait plus que le petit goût triste de la mélancolie. Le temps qui passe est impitoyable.

Dimanche 16 avril 2017.

 

France, mère des arts, des armes et des lois…

Discrète, Lys souhaita que je la prenne en photo le visage dissimulé par son éventail.

Discrète, Lys souhaita que je la prenne en photo le visage dissimulé par son éventail.

         Je suis un Français définitif. Cette constatation un tantinet désabusée, c’est Géa, chanteuse, qui la lâche, dans mon prochain roman, Vingt-quatre heures pour convaincre une femme (à paraître le 26 août aux éditions Ecriture ; N.A.M.L.A. : on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, d’où cette autopromotion indéniable) à l’endroit de mon piètre héros et narrateur, Pierre Chaunier, minuscule journaliste de la presse quotidienne régionale. Et même si Pierre Chaunier est bien différent de moi, et si Géa n’a pas grand-chose à voir avec l’une de mes ex-petites amies, je dois reconnaître, lectrice, mon amour, que je suis bien « un Français définitif ». Je ne le regrette même pas ; c’est comme ça. L’Europe m’intéresse de très loin, en tout cas cette saleté d’Europe des marchés, sournoise, psychorigide, ultralibérale, si peu démocratique (elle se contrefiche de l’avis des peuples), allemande ; j’adorais le franc (l’euro, quelle monnaie ridicule tout de même !), les douaniers, passer les frontières pour aller en Belgique, en Suisse, en Espagne ou en Italie. Oui, je suis un Français définitif qui rêve d’une Europe fraternelle, celle, peut-être, qu’on bâtira un jour avec les frères de SYRIZA et de Podemos. En attendant, je pars à la recherche de cette France d’avant comme j’irais à la chasse aux papillons ou cueillir des champignons. Joie infinie, de me retrouver dans la fraîche petite église de Saint-Crépin-aux-Bois, près de Pierrefonds, dans l’Oise, où Fanny Clamagirand, violon (un touché et une attaque exceptionnelles), Etsuko Hirose, piano, et Julie Cherrier, soprano, donnaient un récital d’une très grande qualité, avec des œuvres de Claude Debussy, Toru Takemitsu, Francis Poulenc, César Franck et Eugène Ysaye. C’était délicieux comme le champagne de Trélou-sur-Marne, dans l’Aisne, que nous dégustâmes, Lys et moi, à la buvette. Trélou, c’est là que mon regretté cousin Guy, celui que je surnomme Simon dans Le Pêcheur de nuages, s’était marié, en mai 1977 (j’étais jeune stagiaire chez Best). C’est là que Gérard Rondeau, photographe, frère de l’écrivain-diplomate Daniel Rondeau, possède une jolie maison qui regarde les eaux céladon de la Marne, lente et majestueuse comme une demi-mondaine des années Trente. ; elle n’ôta pas son turban rose d’Indou, ce qui m’a ravi. Quel plaisir de se retrouver dans cet adorable village – si français - du Compiégnois que le temps semble avoir épargné. Même impression, le lendemain quand nous nous déplaçâmes au festival de la Rose, à l’abbaye de Valloires. Il pleuvait sur les arbres séculaires et sur les pétales de roses. (Les gouttes me faisaient à des larmes sur les joues d’une jeune fille troublée.) Odeur de végétation et de terre humides. Au fond, l’abbaye, intemporelle, majestueuse. France, mère des arts… Oui, j’ai mon pays vissé tout au fond du cœur. Je suis un Français définitif. Je suis le du Bellay du Courrier picard.

                                           Dimanche 12 juillet 2015.

Les éclats de la folie et de l’absurdité

 

Jean Rouaud, écrivain, Prix Goncourt en 1990.

Dans «Éclats de 14», Jean Rouaud, Prix Goncourt 1990 pour ses Champs d’honneur, revient sur la Grande Guerre pour en décrire l’horreur.

La Grande Guerre, Jean Rouaud, il connaît. Non pas qu’il l’ait faite, un peu trop jeune pour ça. En revanche, il a su très bien en parler notamment avec ses Champs d’honneur, couronné par le Prix Goncourt en 1990. Avec Éclats de 14 (joli titre!), il renoue avec l’époque. Et l’horreur. Car ce passionnant petit livre eût tout aussi bien pu s’appeler Champs d’horreur. L’éditeur a bien résumé le charnier géant en quatrième de couverture: «(…) cette folie par laquelle des vieillards qui ne combattront pas décident d’envoyer leurs fils à la mort, la stratégie suicidaire de l’état-major prônant l’offensive qui mène des centaines de milliers d’hommes à l’abattoir…»

Mourir aux éclats

Jean Rouaud n’y va pas avec le dos de la baïonnette. Lorsqu’il évoque le centre neurologique de Saint-Dizier, dans la Haute-Marne, il rappelle que pour les antibiotiques, «on attendra la prochaine guerre. Pour l’heure on ampute, on trépane, on répare les palais arrachés avec des plaques d’inox, et on envoie au centre neurologique de Saint-Dizier les hommes rendus fous par la folie de la guerre, les seuls véritablement raisonnables, que les grands spécialistes du cerveau soupçonnent de simuler pour ne pas repartir au front. Allons, comme si la guerre pouvait vous faire perdre la tête.» Les collines pilonnées, elles aussi perdent la tête. La terre est dévastée, gorgée de sang. Et puis, il y a la pluie «qui prend le pouvoir et impose son humeur de bourre noirâtre sur les champs d’une bataille immobile. On ne chante ni ne danse sous les pluies de la Marne et de la Somme. On y croupit.» La flotte; c’est terrible. Des blessés crient pour qu’on les porte hors des boyaux où ils se noient. La flotte mais aussi le vin absorbé en très grande quantité: «Un soldat a tendance à davantage faire fi du danger quand il a un coup dans le nez. Au moment de sortir du couvert de la tranchée au lieu du pistolet d’ordonnance brandissons un carafon. C’est ainsi que la dose journalière, à mesure que le moral des troupes baissait, augmentait, passant d’un quart à un demi, puis trois-quarts de litre de vin, et bien davantage pour certains, le vin brandi comme le nouvel étendard de la civilisation contre la bière barbare.» Parfaitement bien écrit, ce petit livre détient un ton qui ne fait qu’ajouter à l’horreur. Mourir aux éclats avec Jean Rouaud.

PHILIPPE LACOCHE

Éclats de 14, Jean Rouaud, éditions Dialogues, illustration Mathurin Méheut. 95 p.; 14 €.