Philippe Lacoche : Des rires qui s’éteignent, éd Écriture , 2012.

 Les deux premières pages de ce roman sont animées par des laisses au phrasé précis, alternés de brèves et de longues . L’écriture même plante le thème du roman dans un arbre de mélancolie qui étire ses branches tout au long des 13 chapitres. Ce nombre 13 , énigme même de la mélancolie et début symbolique de l’adolescence qui au tarot permettra au romancier de renaître dans ses rêves et ses mémoires nostalgiques. Des rires qui s’éteignent aurait pu s’appeler Un amour de Clara. Cette héroïne dont le destin tragique investit la mémoire hésitante, poignante et poignardée d’Antoine et l’ombre des phrases de ce tendre et beau livre. Ce roman est une sorte d’autobiographie créatrice d’un autre soi-même.

 

J’imagine, quand Antoine se regarde dans la vitrine de ce restaurant des années 70 ce qu’il aperçoit de son visage défait et inquiet est cet arbre hors saison à la sève indécise, voire corrompue. «  Je me mis à marcher dans la ville sans but précis » autres que celui de sa mémoire, écrit l’auteur. Ce qui caractérise ce roman : ce sont les dialogues alertes des personnages en alerte de souvenirs. Cet arbre est celui de cette « génération égarée » dont les portraits si justes égrènent la chanson du souvenir. La fuite du temps est la vive étreinte qui alimente les espoirs en allés de l’écrivain. «  Les souvenirs s’étiolent comme de vieilles étoffes » ( p.47) et pourtant ils sont les portes du salut pour son âme meurtrie.

 

Des «  Doors » à Arthur Rimbaud, Philippe Lacoche donne une leçon de style. Ses phrases taillent dans la pierre du monde avec la justesse d’un chagrin. Toute l’époque Rock’n Roll, d’amour libre, de dérives impossibles et improbables, d’aventures fertiles mais dangereuses est présente mais les personnages comme Katia, Rémi, Ric et les autres buttent sur la difficulté d’être. Rimb & Morisson sont là comme un souffle adolescent irrévérencieux. Bel hommage par l’écriture à Arthur au poème Roman : «  On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » chanté par Léo Ferré et Julien Clerc. L’écriture du livre va donner cet écho rimbaldien : «  On n’est pas curieux quand on a dix-sept ans », «  On aime provoquer quand on a dix-sept ans » jusqu’ à «  on est parfois veule quand on a vingt ans ».

 

De fines captations du réel et du sensible sont distillées dans ce roman à clef. Ainsi , «  l’odeur de térébenthine me donne mal au cœur. La peau de Clara me manque » ( p. 84), «  Nous nous dévorâmes dans la joie et l’innocence, Clara n’aimait pas l’amour ; elle en raffolait » ( p.54), «  Les souvenirs doivent être portés. Ils servent à protéger du froid du temps qui passe »( p.47), «  Nous le vîmes s’éloigner vers le canal, passer sous le pont noirâtre, avec le pas lent et las de ceux qui savent bien que, sous peu, la grande vadrouille terrestre prendra fin. Et il disparut au coin de la rue principale » ( p. 42), «  Nous étions jeunes, innocents, influençables comme des enfants égarés dans une ville hostile » (P.29), Était-ce le fait de la presque obscurité qui régnait cet après-midi-là dans ce bourg picard de presque Thiérache, enclavé, perdu au milieu des pluies mornes piquetés de corbeaux » ( p.20), «  En poussant la porte de la cour, j’attendis le bruit grinçant, si caractéristique. En vain, elle resta silencieuse. Muette. Elle aussi n’avait plus rien à dire. » ( p. 137). Ce bruit de la porte dont l’auteur écrit la mélodie : si,la, do#, ré; la,si, fa# est sa musique proustienne de Vinteuil.

 

Cette anthologie lisante est la lampe et le parfum de ce livre. Voilà ce que serait la mélancolie et la mélodie d’une écriture, ces partitions souterraines qui racontent le style d’un livre. Bien sûr, l’histoire de ce livre est la description d’une époque “peace and love“, le temps d’une confrontation de classe à travers les rencontres adolescentes, celle d’un fils de cheminot et d’une fille de la bourgeoisie. Mais est-ce là l’important ? Miller, Céline, Artaud, Brautigan, Kerouac, ces écrivains des aventures extrêmes et profondément humaines par leurs textes et leurs destinées passent par l’esprit et le cœur de Clara , la totalement présente du roman. La chanson, le rock et la poésie espagnole

( Como tù de Leon Felipe chanté par Paco Ibanez) dessinent le fond musical du roman. Ainsi va la vie comme dans cette chanson.

L’âme des jeunes gens serait-elle blessée à jamais aux portes de la nuit et des volontés absentes ? Les mémoires et l’expérience de l’auteur ont nourri au plus loin le chant et l’alcool des mots. Je connais aujourd’hui d’autres écrivains picards comme par exemple l’oeuvre de Roger Wallet qui m’ont fait aimer et découvrir la terre picarde et des écrivains de haut talent. Voici à travers ces rires qui s’éteignent la preuve de cette découverte.

Clara fut « belle comme la révolte » ( pour reprendre une image de Léo Ferré) . Elle fut la magicienne , la Mélusine indomptable et inassouvie, la femme libre en « quête d’absolu ». Elle est en tout cas, à l’évidence, l’arlésienne de la mémoire de l’auteur.

Luc Vidal

Lecture pour tous

Roger Wallet : un écrivain dans la lignée de Holder et de Calet.

 Pas un livre pour enfants, ni pour adultes, ni pour vieillards. Un peu tout ça à la fois. Roger Wallet et Nicolas Désiré-Frisque : un duo magnifique.

 Livre pour enfants? Livre pour adolescents? Livre pour adultes? Livre pour vieillards? Un peu tout, mon général. Car c’est un bon livre, et même un excellent livre que nous proposent Roger Wallet et l’illustrateur Nicolas Désiré-Frisque. Et comme tous les bons livres, tout le monde y trouvera son compte.Son conte. La part de merveilleux pour les enfants, la révolte pour les adolescents, la valeur documentaire et l’indéniable qualité littéraire et artistique pour les adultes, et la nostalgie d’un temps qui n’est (malheureusement) plus pour les vieillards. Il y a tout ça dans ce beau livre qu’éditent avec élégance et savoir faire Luc Vidal et les éditions du Petit Véhicule. Que nous conte-il? Une plongée dans l’histoire patrimoniale et ouvrière d’une ville dont on a trop peu parlé: Saint-Maximin, dans l’Oise. Nous sommes en1947. Le bourg a été rasé par les bombardements. Des baraquements ont été installés pour héberger les habitants. Le certificat d’études en poche, Georges entre comme apprenti à la carrière où œuvre son père. Il observe ce métier à la fois dangereux, rude et beau comme un grand fauve. Le grand-père, qui habite dans une maison troglodytique, lui raconte l’histoire des carrières. Les techniques évoluent. Les chevaux sont remplacés par des tracteurs. Deux ans après la Seconde Guerre mondiale, ce sont aussi les grèves, les luttes syndicales. La solidarité fraternelle avec les mineurs du Nord qui combattent, eux aussi. C’est ce qu’on appelle tailler la pierre du progrès social. Et le burin est la lutte. Indispensable et belle. Ce livre est juste et émouvant car il regorge de détails «vrais».Pas d’esbroufe mais l’image ou l’objet précis là où il faut.La bicyclette Hirondelle, la pompe dans la rue, les feuilles de papier journal accrochées à un clou dans les toilettes au fond du jardin. L’Internationale qu’on chante en chœur, la gorge serrée. L’aspect documentaire n’est pas des moindres. Le message politique et social non plus. On tourne les pages sur une France d’avant. Une France ouvrière. Une France où le Parti communiste existait encore. Et que l’extrême-droite ne braillait pas comme aujourd’hui. Où les gens s’engueulaient encore pour des idées. La France que l’on aimait et qu’il faudra patiemment reconstruire quand le capitalisme aura rendu l’âme.

PHILIPPE LACOCHE

«Georges, Le gamin qui rêvait dans les pierres», Nicolas Désiré-Frisque et Roger Wallet, éditions du Petit Véhicule, 106 pages, 18 euros.