De la subjectivité comme art majeur

Tu me diras, lectrice adulée, que je suis subjectif. Tu n’as pas tort. Remettre une photographie de Jérôme Leroy (ici en compagnie de son épouse Dominique, à la Fête de l’Humanité) alors, qu’en page livres, je chronique déjà son roman Jugan (La Table ronde), relève de l’exagération. Je te rétorquerai que j’ai une bonne excuse : Jugan est très certainement l’un des meilleurs livres –voire le meilleur - de cette rentrée littéraire. Alors, pourquoi s’en priver ? Pourquoi n’enfoncerai-je pas le clou ? Quand un texte est excellent, notre devoir est d’être prosélyte. Lis ce livre, lectrice ; tu ne le regretteras. Subjectif, je le serai encore en te conseillant de te pencher sur l’article remarquable de précision et de concision que Firmin Lemire consacre à Madeleine Michelis en page 22 de Vivre ensemble, journal des paroisses catholique Amiens et environs. On ne rendra jamais assez hommage à cette enseignante, grande résistante, professeur de lettre au lycée de jeunes filles d’Amiens en 1942

Jérôme Leroy et son épouse, Dominique, à la Fête de l'Humanité, en septembre dernier.

Jérôme Leroy et son épouse, Dominique, à la Fête de l’Humanité, en septembre dernier.

– le lycée porte aujourd’hui son nom -, décédée en février 1944, torturée par nos bons amis d’Outre-Rhin. Comme le rappelle Firmin Lemire, « un hommage officiel lui sera rendu après-guerre : une rue de Neuilly prend son nom et de nombreuses décorations sont venues à titre posthume, reconnaître ses mérites : chevalier de la Légion d’honneur, médaillée de la Résistance, Croix de Guerre 1939-1945, médaillée de la Liberté et enfin juste par les Nations ». Arrivé à la moitié de l’écriture de ma chronique, je me demande, au fond, si je suis encore subjectif : y parler du marxiste Jérôme Leroy et citer un article du journal des paroisses catholiques pourraient prouver le contraire. Qu’importe, au fond. Ce qui compte, c’est de dire qu’on pense, d’être sincère. Le reste n’a guère d’importance. Georges Bernanos, catholique enflammé, bouillonnant, bretteur, pourfendeur des ors de l’Eglise, était la subjectivité incarnée. Ses romans et ses pamphlets n’ont pas pris une ride. Le tout aussi « habité » Léon Daudet, n’avait rien d’un tiède ; il se moquait comme d’une guigne de l’objectivité, des compromis, de la tiédeur. Entre deux duels, il écrivait. Et avec quel talent ! Et que dire de Léon Bloy, le plus allumé de tous ? Et de Céline, l’excessif, le fêlé ? Et de Kléber Haedens qui tirait à boulets rouge sur toute la littérature qui n’était pas à son goût ? Céline nous donna à lire le plus roman du XXe siècle, Voyage au bout de la nuit (et quelques livres odieux d’un antisémitisme puant) ; Haedens nous livra, au crépuscule de sa vie, juste après le décès de son épouse adorée, Caroline, un roman autobiographie superbe, émouvant et mélancolique, Adios, qu’il faut lire et relire, lectrice, ma fée. Mais là encore, je suis subjectif. Je ne suis que ça, au fond. Ca m’occupe.

Dimanche 27 septembre 2015

Éclairant Jean-Marie Rouart…

Il dresse le portrait de quelque 120 écrivains qu’il a adorés, et nous donne à lire des extraits du meilleur de leurs œuvres. Succulent.
Il est peu courant qu’un gros livre soit un grand livre (A la recherche du temps perdu, Proust; Le Vicomte de Bragelonne, de Dumas; Guerre et paix, de Tolstoï; Les Misérables, de Hugo; etc.) Ces amis qui enchantent la vie (quel joli titre!), de Jean-Marie Rouart, en est un. Il est gros (906 pages), et grand (passionnant, sensible et didactique; utile, terriblement utile. Et tellement littéraire et poétique!) Il est sous-titré Passions littéraires. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, est un gros lecteur (boulimique) et un grand lecteur (attentif, éclairé, éclairant, transmetteur, fraternel). C’est un excellent connaisseur de la littérature. Ce livre, qui propose des portraits d’écrivains choisis, des manières de préfaces passionnées, passionnantes, gourmandes, joyeuses, et des morceaux choisis de leurs œuvres, n’est rien d’autre, comme l’indique l’éditeur en quatrième de couverture, «le fruit d’une longue histoire d’amour». Il les classe par chapitre délicieusement subjectifs: «Les soleils païens» (Rabelais, Restif de la Bretonne, Casanova, Nietzsche, Maupassant, Colette, D.H. Lawrence, Henry Miller, etc.), «Les magiciens» (Toulet, Louÿs, Cocteau, Gary, Blondin, Zweig, Delteil, Aymé, etc.), «Les cœurs en écharpe» (Musset, Apollinaire, etc.), «Les amants malheureux de l’Histoire» (Bernis, Stendhal, Barrès, Zola, Drieu la Rochelle, Morand, Déon, etc.), «Les bourlingueurs de l’infini» (Loti, Cendrars, Hemingway, etc.), «Beaux et grands esprits» (Voltaire, Jean d’Ormesson, etc.), «Les fracasseurs de vitres» (Rousseau, Céline, Bernanos), «Voyeurs, pervers, nymphomanes» (Sachs, Anaïs Nin, etc.), «Les moitrinaire» (sublime néologisme! Léautaud, Gide, Nourissier, Houellebecq, Sollers, etc.),

Jean-Marie Rouart. (Photo : P. Matsas.)

Jean-Marie Rouart. (Photo : P. Matsas.)

«Les monuments qu’on visite» (Balzac, Hugo, Flaubert, Simenon, etc.). Et bien d’autres chapitres dans lesquels il n’oublie pas Baudelaire, Giono, Modiano, Bloy, Léon Daudet, Nizan, Nimier et Radiguet. Livre fort, livre émouvant, notamment quand il se demande l’intérêt de Tolstoï pour la franc-maçonnerie n’a pas été de nature à sa propre conversion «à la religion d’Hiram». Et lorsqu’il constate, un peu triste que des continents entiers de littérature resteront ignorés du lecteur avide. On adorera le portrait de Restif ( » il a troussé plus de femmes que de livres»), celui de Casanova (le mythe de l’aventurier; le bourgeois naissant qui doit tout à son mérite personnel et «fait la nique aux aristocrates»). De Cocteau, il dit si justement, qu’il est «un clavecin égaré au milieu du jazz», et de Marcel Aymé qu’il est un poète «qui n’a pas coupé les amarres avec le réalisme». Oui, ce livre est succulent, génial et sublime. Et, chose essentielle, il permet de goûter aux écrivains qu’on ne connaît pas encore. Merci, Jean-Marie Rouart!
PHILIPPE LACOCHE
Ces amis qui enchantent la vie, Passions littéraires, Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Robert Laffont, 906 p.; 24 €.