Était-ce bien en juillet dernier? Je ne suis plus tout à fait certain. Mes nuits se suivent, s’effilochent comme de la charpie. Charpie de vie. La Marquise et moi revenions de quelque pérégrination en baie de Somme. Nous avions décidé de nous arrêter à Abbeville. Abbeville, la ville de ma vie d’avant; de la sienne aussi. «Allons au Saint-Pierre, dire bonjour à Éric et à Nicolas!» lui dis-je péremptoire alors que je pilotais d’une main de Jim Clark (mes références fleurent bon la modernité, l’époque; je suis désespérant) mon carrosse Peugeot 206, 5 CV. Elle eut l’élégance de ne pas y voir d’inconvénient. La dernière fois que j’avais franchi la porte de ce bar – le plus rock’n’roll de la capitale de la Picardie maritime – ça devait être en septembre 2003, date de mon installation à Amiens. Rapatriement sanitaire salvateur au siège du journal après mon divorce. Pendant de longs mois d’errance, je fréquentais ce lieu que j’adorais, m’y rendais la nuit, quittais ma jolie maison de la rue Pierre-Sauvage, empruntais la chaussée Marcadé comme avait dû le faire, en des temps lointains, le chevalier François Jean Lefebvre de La Barre, avant qu’il ne refusât de se découvrir devant le passage d’une procession et qu’il maltraitât, dit-on (mais on disait tant de choses à l’époque dans la bonne et très catholique ville d’Abbeville) un crucifix. Je m’accoudais au comptoir, commandais un verre de Bavic, puis deux, puis… Oui, mes nuits de mélancolie s’effilochaient comme de la charpie ou comme celles de Pierre Mac Orlan dans les rues interlopes et délétères du Rouen du début du siècle précédent. J’avais l’âme en peine; ça me donnait soif. Éric et son fils Nicolas me remontaient le moral grâce à leur humour et leur bonne humeur. Des concerts étaient organisés au Saint-Pierre. Ce fut là que je vis pour la première fois une prestation de mes amis les Rabeats. Lorsque nous étions trop embrumés, vers une heure du matin, Éric décrochait de son clou son clairon d’ancien militaire et nous rappelait gentiment à l’ordre. Il était temps de lever le camp. Et je repartais vers la rue Pierre-Sauvage, la tête dans les étoiles. Ce fut à ce même comptoir qu’un soir de 2002, juste avant de voter Jacques Chirac afin de faire barrage à Jean-Marie Le Pen, que je séduisis de quelques phrases à la hussarde et de promesses inconséquentes, ma fort jeune Léo, 23 ans; j’en avais 46. Je ne savais pas encore que je commençais là une folle passion de deux ans. Nous nous souvenions de tout cela, en cette nuit de charpie de juillet 2017, Éric, Nicolas et moi. La Marquise nous écoutait. Je ne bus qu’une Guinness. J’avais de la route. En reprenant mon carrosse sur la place de la Poste, mon attention fut attirée par des clameurs et des notes de piano acidulées. Matthieu Duclercq donnait une fête musicale dans son magasin. Il nous y convia. Nous chantâmes jusque tard dans la nuit des chansons des Beatles, des Stones et des Kinks, puisque telle est ma destinée: littérature, rock’n’roll et amours en charpie.
Dimanche 3 septembre 2017.