Claude du Granrut : féministe et européenne

Claude du Granrut, femme politique, écrivain. Paris. Février 2014.

                  

     Cette ancienne élue de Picardie vient d’écrire un livre, « Le piano et le violoncelle » dans lequel elle évoque son parcours et celui de ces parents, courageux patriotes victimes de la barbarie nazie. Rencontre.

Vous êtes la fille de Robert de Renty, mort en déportation au camp d’Ellrich, et de Germaine de Renry, rescapée du camp de Ravensbrück. Est-ce que ces drames seraient à l’origine de votre caractère et de votre volonté qui vous ont permis de mener une carrière politique et professionnelle remarquables ?

Effectivement, j’ai été très marquée par la déportation de mes parents, et par la mort de mon père. Mon père était un homme tout à fait remarquable ; il s’était fait tout seul. Il avait fait la guerre de 14. Il avait créé son entreprise d’insecticides pour l’agriculture qui marchait très bien ; c’était à Paris. Il travaillait en liaison avec Saint-Gobain. La deuxième guerre est arrivée ; il la pressentait de façon abominable parce qu’il avait participé à l’occupation de la Sarre, après la Première Guerre. (Il était parti comme ingénieur dans les mines de la Sarre, avec sa jeune femme.) Il parlait très bien l’allemand. Il comprenait ce qu’était l’Allemagne ; leur façon de travailler dur. Il savait que l’Allemagne se remonterait très vite et très bien. Il avait écrit des articles sur ce sujet dans des journaux parisiens (L’Echo de Paris, etc.) Il connaissait la puissance potentielle de l’Allemagne. Il écoutait les discours d’Hitler ; il a compris que, menée par Hitler, cette Allemagne pouvait déborder. Il s’est rendu compte que ce n’était peut-être pas la vraie Allemagne mais, tout de même, une Allemagne extrêmement puissante, dure, dominatrice. Il était très inquiet. Pendant la guerre, nous étions à Paris ; il a continué à mener ses affaires comme il a pu. Il m’a toujours donné l’envie de réussir, de bien travailler, de faire de bonnes études. Je comptais sur lui pour m’aider, pour me pousser ; j’étais la dernière de la fratrie. Mes frères et sœurs étaient légèrement plus âgés que moi ; ils n’avaient pas eu l’occasion de faire les études comme moi j’avais eu l’envie et l’occasion de faire. Je me suis dit qu’en mémoire de mon père, je dois réussir à faire ce qu’il voulait que je fasse. En l’occurrence, ma mère m’y a beaucoup aidée. Elle a compris ça. Elle m’a dit : « Tu feras une carrière ; tu feras des études. » J’avais le droit d’avoir des bourses. J’ai donc fait des études, à Sciences Po et en Amérique. C’était formidable ; j’ai débarqué dans un pays qui avait fait la guerre mais qui n’avait pas été démoli, qui était puissant, qui avait une volonté ; les gens n’avaient peur de rien. Il fallait donc que je n’aie peur de rien. J’avais donc un bagage extraordinaire, et une mère qui me poussait, qui me soutenait. Bien sûr, j’ai eu une déconvenue tout de suite après mon diplôme de Science Po parce que je n’ai pas eu d’emploi comme en avaient eus mes camarades de promotion, dans des banques, des entreprises, des administrations, etc. Là, je n’ai pas compris ; ma mère non plus. On s’est dit : il y a quelque chose qui ne va pas dans cette France qui, pourtant, qui se remettait à flots grâce au Plan Marshall. Je suis arrivée aux Etats-Unis quand le général Marshall a lancé son plan. J’avais des amis américains, notamment un armateur qui envoyait le plan Marshall en Europe… Ma mère ne s’est pas affolée ; j’ai eu des occasions diverses et obtenu des petits boulots formateurs. J’ai été pigiste dans différents journaux ; j’ai aussi fait des remplacements intéressants de secrétariat et j’ai eu la chance de pouvoir participer au Comité du travail féminin qui venait d’être créé, au sein de ministère du Travail. Ce fut le déclenchement car ça correspondait  à ce que j’avais envie de faire et ce que je pouvais faire : j’avais une formation administrative ; je savais écrire, rédiger des notes… J’avais aussi la possibilité, travaillant dans une administration, à demander à l’Institut national des statistiques de faire telle ou telle recherche  sur l’emploi, la formation, le niveau d’éducation… J’ai eu une masse d’informations qui me permettaient de faire des notes au ministre et des propositions. Je suis donc rentrée dans un  processus administratif qui était très positif. Et à l’époque, j’étais avec Fontanet, puis Edgar Faure. Tous les trois des hommes très ouverts, très avisés, très sympathiques, très chaleureux, très exigeants aussi (Joseph Fontanet était très exigeant sur la rectitude des dossiers). C’était véritablement pouvoir faire fructifier tout ce que j’avais pu faire avant. Ce fut aussi pour moi une révélation : je me suis dit que ça, toutes les femmes pouvaient le faire, mais qu’on ne leur en donnait pas toujours l’occasion. Je ne pouvais pas aller dans la rue pour manifester, brandir des banderoles, mais toutes les associations féministes venaient me voir pour me demander des conseils car j’étais parvenue à obtenir des choses. Et ces informations partaient dans des articles de journaux que je ne pouvais écrire. Ce fut merveilleux quand j’ai pu travailler avec Françoise Giroud. Car ce n’était pas un seul ministère mais l’ensemble des ministères qui étaient censés travailler avec Françoise Giroud.

Pour quels motifs vos parents  ont-ils été déportés ?

Mes parents étaient résistants ; ils appartenaient au Réseau Alliance, un réseau de renseignements qui travaillait directement avec les services de renseignements anglais. Madeleine Fourcade en était présidente. Ma sœur appartenait à ce réseau ; elle s’était mise dans la clandestinité. Tout cela, je ne pouvais pas le savoir car personne ne parlait. Je ne subodorais pas que mes parents puissent être arrêtés. Ils l’ont été.

Vos parents étaient donc très patriotes.

Mon père était très patriote. Il avait fait la guerre de 14 qui l’avait fortement marqué. Mon grand-père était saint-cyrien, officier. Mon père avait senti que l’Allemagne nous ferait payer la défaite, qu’elle avait une revanche à prendre et qu’elle la prenait dans les pires conditions. Il savait ce que faisait la Gestapo à Fresnes ; il était très au courant de ce qui se passait.

Vous ne semblez pas en vouloir à l’Allemagne. En revanche, je suppose que la barbarie nazie vous hérisse.

Ma mère, elle aussi, disait qu’elle n’en voulait pas aux Allemands.  Elle a été parmi les premières, au sortir de la guerre, à penser qu’il fallait faire une alliance avec l’Allemagne.  Personnellement, j’étais tout à fait de son avis. Quand j’étais au lycée Molière, j’ai fait allemand première langue. J’ai lu énormément de poètes, écrivains et philosophes allemands. Je lisais des traductions ; j’étais imprégnée de culture allemande. Plus tard, lorsque je me suis retrouvée au comité des régions, j’avais des collègues allemands de mon âge ; beaucoup d’entre eux avaient souffert pendant la guerre. L’un était orphelin de guerre, comme moi. On ne pouvait que se dire : travaillons ensemble pour la paix. J’aimais beaucoup la façon de travailler très directe des Allemands. En plus de ça, ils ne disaient pas n’importe quoi. Il y avait parfois des collègues qui étaient très politiques, qui s’enflammaient… Les Allemands (ils sont politiques comme tout le monde) mais ils sont très pragmatiques. Ils réfléchissent sur ce qu’ils connaissent. J’ai toujours aimé travailler avec les Allemands. J’aimais également beaucoup travailler avec les Italiens, les Espagnols, les Autrichiens. Non, je n’ai jamais eu de difficulté à travailler avec les Allemands, et pourtant parfois je me disais… bon…

Derrière votre mot « bon », se cache la barbarie nazie, n’est-ce pas ?

J’en ai souffert assez directement. Ce que j’en tire, c’est qu’il ne faut pas perdre la mémoire par rapport à ce qui s’est passé. C’est pour cette raison ma mère témoignait beaucoup sur la déportation, beaucoup de ses camarades continuent de témoigner dans les écoles. Ma mère a participé à l’édification du mémorial qui est au bout de l’Île de la Cité et qui représente tous les lieux de déportation, les horreurs de la Gestapo. Aujourd’hui presque toutes ces femmes sont mortes ; c’est pour cela que j’ai créé, en 2006, la Société des familles et amis des anciennes déportées et internées de la Résistance (SFAADIR). Nous sommes des enfants, quelque fois des petits-enfants qui souhaitons conserver cette mémoire parce qu’elle est exemplaire. Ces femmes ont été exemplaires. Souvent, elles ont été dépassées par ce qu’il leur arrivait. Elles faisaient de la résistance ; elles savaient qu’elles prenaient des risques. Elles étaient très courageuses, très engagées. En arrivant, au camp, c’était l’horreur, mais elles s’en sortaient par la solidarité. Elles ont été mises à nu. Elles ont fait des travaux abominables. Ma mère travaillait à l’aplanissement d’un terrain pour un aérodrome, ce par moins vingt degrés… Des travaux inhumains mais elles voulaient s’en sortir et elles s’en sortaient par l’amitié. Seules, elles ne tenaient pas. Ma mère aimait beaucoup Mme Maspéro qui avait été déportée avec son mari. La mère de l’éditeur ; le grand-père était un grand égyptologue. Le couple Maspéro avait été déporté dans le même train que maman. Lui est allé à Buchenwald où il est mort ; mon père est mort à Ellrich. Ces deux femmes se sont retrouvées veuves. François, le fils de Mme Maspéro, avait mon âge à peu près. Cela a créé des liens. Toutes ces femmes survivantes étaient contentes de se retrouver ; elles se disaient qu’elles avaient vaincu ensemble.

Tous ces événements dramatiques vous ont-ils conduit à façonner votre goût pour la construction de l’Europe ?

Une chose que j’ai apprise dans l’administration (avec Françoise Giroud), c’est qu’on peut changer le monde avec la politique. L’administration gère, elle peut avoir des idées, faire évoluer les choses mais c’est la politique qui décide. C’est pour cela que j’ai voulu faire de la politique en France et que j’ai souhaité participer à la politique européenne car une innovation aussi importante que la création de la Communauté économique européenne, puis de l’Union européenne, demandait véritablement une volonté politique et pas seulement une volonté administrative. Ce que je regrette actuellement, c’est le l’Europe est devenue une administration intergouvernementale, ce qui ne rime à rien. Même les hommes politiques qui le souhaitaient sont complètement congelés par cette lourdeur administrative. C’est là que ça bute. C’est la même chose pour les femmes : quand on veut faire une politique féministe, il faut que la politique s’en mêle. Ca ne veut pas dire que l’Etat s’en mêle en pensant qu’il peut tout faire. Pas du tout. Mais il faut qu’il y ait un mouvement politique.

Votre mère était catholique pratiquante et elle était favorable à l’avortement. Etes-vous, comme elle, une femme éprise de liberté, d’indépendance, finalement assez éloignée des chapelles, politiques, s’entend ?

Ma mère considérait que les femmes doivent être responsables et responsabilisées. A partir du moment où une femme réfléchit, prend une décision dont elle assume la responsabilité, c’est très bien. Pour elle, l’avortement n’était pas une fuite en avant. Pas du tout. C’est comme ça que Simone Veil a présenté l’avortement. Refuser l’avortement, c’était refuser de donner une responsabilité aux femmes. Elle n’avait pas de problème religieux. Du moment où vous donnez une responsabilité, le catholicisme n’est pas contre la responsabilité des individus ; au contraire.

C’est un comportement très humaniste.

Oui parce que nous sommes sur la terre pour quoi faire ? Pour maintenir un certain nombre de principes de la personne, sa liberté, sa responsabilité, son sens du collectif, du progrès de l’humanité… et donc, on n’est pas là pour suivre seulement le passé, pour ne pas évoluer. Il y a une évolution à faire, mais avec des règles. Ces dernières doivent de fonder sur la capacité des personnes à être responsables, à faire avancer les sciences, les techniques, la démocratie, les droits fondamentaux. J’ai été passionnée, en tant que membre des comités des Régions, qui m’a envoyée à la Convention aux droits fondamentaux. Ces derniers ne correspondaient plus à l’évolution de la société. Il fallait qu’ils s’ouvrent. L’avortement était l’un de ces droits fondamentaux. Il ne faut pas y aller trop fort ; la famille est tout de même un creuset extraordinaire de richesse et d’éducation de la personnalité. Mais, ça m’est venu de source, car j’ai été obligée d’être responsable de moi-même très tôt. Car quand mes parents ont été déportés, j’ai vécu très seule. J’habitais avec l’une de mes sœurs qui était mariée. Mais quand même, j’étais face à moi-même. Je me demandais où étaient mon père et ma mère ? Est-ce qu’ils reviendront un jour ? On ne savait rien. Quand je suis allée aux Etats-Unis, j’ai été obligée d’être responsable de moi-même.

Politiquement, quel a été votre parcours ? Où vous situez-vous aujourd’hui ?

J’ai été centriste avec Fontanet, un homme tout à fait remarquable qui avait aussi un souci de la politique et de conserver un certain nombre de principes chrétiens. C’était un progressiste qui ne voulait pas jeter le bébé avec l’eau du bain. J’ai donc adhéré au CDS. J’ai été militante. Le CDS c’était Jean Lecanuet, Jacques Duhamel, Fontanet… Simone Veil et moi, avons eu des discussions avec nos bons collègues masculins centristes qui disaient que l’avortement était épouvantable… On leur disait que c’était un droit. C’était un peu épique. J’ai donc continué à être centriste quand je suis devenue élue à la municipalité de Senlis. Avec Arthur Dehaine, nous faisions abstractions du fait que nous appartenions à tel ou tel parti. Nous étions élus pour travailler pour Senlis ; une majorité plurielle. C’était la même quand j’ai été élue au Conseil régional de Picardie. C’était un peu plus marqué car le RPR était très fort. Dans l’Oise, il y avait de bons RPR : Mancel, Dehaine, Dassault, un paquet… Marini en plus… Mais il y avait le sénateur Souplet qui m’a beaucoup soutenue et qui a souhaité que je figure dans la liste pour le conseil régional. J’ai eu de la chance ; j’étais huitième et j’ai été élue. A partir de là, j’ai pris mes aises ; j’ai voulu montrer que j’étais une femme, au conseil régional, que j’avais mes propres idées, mon propre mot à dire. C’est une chose qui m’a toujours menée. Je suis une femme politique ; je fais de la politique comme femme. Je ne me soumets pas aux habitudes masculines des partis ; pas du tout ! Charles Baur me laissait dire ce que je voulais dire, ce que je pensais, ce que j’avais envie de faire. Il m’a toujours soutenue, ce qui était assez sympathique. Au début, on n’était que trois ou quatre femmes. Quand on est une femme politique, on n’a pas besoin de se couler dans le moule. Ca m’a coûté des déboires au début mais au bout du compte, non. Car j’ai eu des responsabilités que j’ai prises au tant que femme. Un tout petit exemple stupide : lorsqu’on a eu à la Région, la responsabilité des trains (TER). Nous avons rénové le parc des TER. J’ai proposé qu’on puisse trouver un endroit de mettre les bicyclettes dans les trains. Les voitures d’enfants aussi. J’ai aussi aménagé les horaires des trains en fonction des collégiens, des lycéens. Maintenant, dans tous les TER de France, il y a des endroits pour mettre les bicyclettes. A ça, un homme n’aurait pas pensé. Et maintenant, tout ça paraît normal.

La Manif pour tous, qu’est-ce que cela vous inspire ?

Personnellement, je pense que je n’ai jamais manifesté dans la rue. Cette manifestation vient d’une frustration épouvantable face à ce que propose le gouvernement actuel par rapport aux problèmes que pose la France. Les gens étaient descendus dans la rue pour dire que ça n’allait pas. Il y a là une exaspération doublée d’une crainte qu’exprime Christine Boutin. Il y a un fond catholique en France, même si les gens ne vont pas à la messe, ils suivent les préceptes de l’Eglise. Pour eux, la famille et  le mariage sont importants. Tout cela appartient à la France. Il y a donc un mélange d’exaspération, de crainte de l’avenir, de baisse du pouvoir d’achat. Il y a un mauvais engrenage en France. On a l’impression que la France fout le camp ; en Europe elle compte moins. Le chômage ne baisse pas. Il y a donc une inquiétude diffuse. Je pense qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans le royaume de France.

La vie de Claude du Granrut aujourd’hui consiste en quoi ?

Je suis aujourd’hui complètement retraitée. Je n’ai plus aucun poste officiel. Je ne suis plus élue. En revanche, je reste en contact avec le comité des Régions. Je maintiens un certain lien avec des institutions européennes. Ca m’oblige à me tenir très au courant par rapport à ce qui se passe en Europe. Je suis en train d’écrire un article de huit pages qui devrait alimenter un débat sur ce qui se passe au niveau européen. Mon deuxième point d’ancrage, c’est la mémoire des femmes déportées. On organise des voyages à Ravensbrück. Je suis en train de préparer un colloque européen sur l’engagement des femmes, sur leur courage. Je suis allée à Bruxelles où j’ai rencontré des personnes du service de la citoyenneté ; on m’a encouragé de monter quelque chose avec des associations d’autres pays. L’Europe devrait m’aider financièrement pour monter ce projet. Ce sera en 2015 si tout va bien. Je suis également en rapport avec le Ministère de l’Education nationale pour que les enseignants évoquent les femmes déportées. On est en train de monter un programme à base de petites interviews. Je participe aussi à de nombreux colloques. Je me rends en milieu scolaire avec des femmes déportées. Et j’ai cinq enfants, onze petits-enfants, et bientôt cinq arrière-petits-enfants ; j’ai aussi une vie familiale soutenue. L’aîné de mes arrière-petits enfants à 30 ans ; le plus petit a neuf ans. J’ai donc un balayage de tous les âges. Ce sont des enfants très motivés, voulant réellement faire quelque chose. Je me dis que je leur ai donné l’envie de faire quelque chose de leur vie. J’ai aussi un lien fort avec l’Amérique grâce à ma nomination au conseil d’administration de l’université dans laquelle j’ai étudié.

                                Propos recueillis par

                                PHILIPPE LACOCHE