L’Amiénois François Ruffin, créateur de Fakir, sortira, mercredi, son premier film, Merci patron ! sur Bernard Arnault. Un film marxiste mais bardé d’humour. Totale réussite. Eclairant et hilarant.
LES FAITS
François Ruffin, créateur du journal Fakir, sortira son premier film, Merci patron !, ce mercredi 24 février. Visible notamment à Ciné Saint-Leu, à Amiens.
L’histoire ? A la manière d’un Michael Moore, il vient en aide à Jocelyne et Serge Klur, salariés licenciés de leur usine de Poix-du-Nord, qui fabriquait des costumes Kenzo (groupe LVMH, de Bernard Arnault) et qui vient d’être délocalisée en Pologne. « Ces David frondeurs pourront-ils l’emporter contre un Goliath milliardaire ? », s’interroge Ruffin.
Le samedi 12 mars, à 14h30, devant le Palais de justice d’Amiens, Fakir organise »le réveil des betteraves ». « Après les bonnets rouges bretons, voici les betteraves rouges picardes. » La colère gronde.
Quelle est la genèse de votre film Merci Patron ! ?
A l’automne 2012, je suis morose dans une France morose ; soit je fais une dépression, soit je fais un truc à la con. Donc, je fais un truc à la con, et j’enfile un tee-shirt « I love Bernard ». J’ai suivi Bernard Arnault depuis 2005, de Flixecourt, à Paris (la Samaritaine), en passant par le Nord tant pour Fakir que pour France Inter (l’émission de Daniel Mermet). Pour mon film, je me suis donc contenté de faire du repérage. Donc, tous les personnages qui sont dans mon film – sauf ceux envoyés par LVMH - , je les avais déjà rencontrés plusieurs fois, sans savoir, bien sûr, que j’allais faire un film ensuite.
L’arme de ce film, c’est l’humour. Pourquoi ?
Je suis, certes, animé par la colère. Je fais Fakir depuis 1999 ; je suis à Amiens et, depuis seize ans, on constate des délocalisations (Yoplait, Abelia, les chips Flodor, Whirlpool, etc.) ; je suis animé par ça. L’emploi est délocalisé en Pologne, de Pologne en Bulgarie… On en arrive à un truc qui relève à la fois de l’humour et de l’obscénité. Une telle obscénité devient comique. C’est Ubu qui fait de l’économie, quelque part… Quand on constate que l’an dernier, Bernard Arnault a gagné 463 000 années de salaires d’une ouvrière couturière ; c’est comme si cette couturière faisait des costumes depuis l’âge des cavernes et le début de l’Homo erectus pour avoir le salaire d’une année de Bernard Arnault. Ce type d’image est à la fois obscène et drôle. Si je viens crier ma colère aux gens, certains vont se sentir rejetés, en dehors. L’humour, lui, est beaucoup plus inclusif. Plus universel.
Comment avez-vous rencontré le couple Klur qui, dans le film, crève littéralement l’écran ?
J’étais déjà intervenu en assemblée générale de LVMH avec la déléguée CGT et tous les salariés se trouvaient à l’extérieur de la salle, dont les Klur. C’était donc une première rencontre furtive avec les salariés. Ensuite, je suis retourné voir – pour l’émission Là-Bas si j’y suis, de France Inter – ce qu’étaient devenus les salariés. A cette occasion, j’ai rencontré les Klur. Je me suis fait cette même réflexion : « Ils crèvent le micro ! ». Je me suis dit que ce qu’ils disaient était poignant, très fort, et d’une simplicité à crever. Lorsque j’ai eu l’idée de mon film, je me suis dit que s’ils crevaient le micro, ils allaient crever l’écran. De fait, ce sont des interprètes formidables. C’est certainement ce que peut permettre ce film : rendre visible une France invisible, de la rendre attachante, et de montrer que, même lorsque l’on croit que les gens sont abattus, ils gardent encore des ressources : ils peuvent faire preuve d’humour, être rusés…
Dans quelles conditions êtes-vous devenu actionnaire de LVMH ? C’est épatant !…
En 2007, toujours pour l’émission de Mermet, je fais un entretien avec un petit actionnaire ; même si c’est un petit capitaliste, il a l’habitude d’aller, en assemblée générale, embêter les grands patrons. Il m’explique comment on fait pour prendre une action, et à partir du moment où l’on est actionnaire, le PDG est obligé de prendre votre question et d’y répondre. Juste après ça, je rencontre la déléguée CGT (les emplois sont en train d’être supprimés par LVMH). On s’est donc dit qu’on allait prendre une action. On l’a fait et c’était un moment formidable.
Quelles sont les fonctions exactes du personnage que vous surnommez « le commissaire » dans le film, et dont le visage est flouté ?
Ses fonctions ne sont pas très bien déterminées. Il est l’un des responsables de la sécurité chez LVMH. Quelle est sa fonction exacte ? A définir. Car sa société n’est pas salariée de LVMH ; elle intervient de façon extérieure. C’est cette société qui fait entrer « le commissaire » à l’intérieur de la boutique. Ce n’est pas clair ; on peut dire qu’il est l’un des responsables de la sécurité.
Pourquoi l’appeler « le commissaire » ?
Je tiens à préserver son anonymat. Donc son nom est masqué dans le film ; son visage est flouté. Je l’appelle « le commissaire » car c’est un ancien commissaire divisionnaire des renseignements généraux. Il m’a établi la liste de sa carrière.
Que pensez-vous, tout au fond de vous-même, de Bernard Arnault ?
C’est comme un géant qui écrase. Quand on traverse une pelouse, on ne se rend pas compte qu’on écrase des fourmis. L’ordre économique est fait de la même manière. Ce sont des gens qui possèdent des milliards et qui jouent au Monopoly. Ils jouent avec la vie des gens. Ils ne se rendent pas compte, et tout est fait pour qu’ils ne se rendent pas compte de la violence qu’ils produisent. Le lien entre la vie des Klur et la décision de Bernard Arnault, on la voit dans le film. Je serai favorable à l’établissement d’une loi – pas une loi qui renverse le capital – mais une loi qui fait prend conscience aux patrons de la violence qu’engendrent certaines de leurs décisions. Quand le PDG de Goodyear décide de supprimer 1100 emplois, il devrait être contraint de faire 1100 entretiens individuels, et revenir deux ans après pour voir ce que sont devenus ces ex-salariés licenciés. Car tant qu’on manipule des chiffres sur un tableau, c’est facile ; ça l’est moins quand on a des gens en face de soi ; ça prend une autre gueule.
Il n’y a pas de haine dans votre film ; c’est aussi ce qui fait sa force. Est-ce voulu ?
J’ai construit le film comme ça. Mais, au fond de moi, il y a des moments où je bous de colère, et j’ai envie de donner des coups de poings dans la tronche. Le film, sur le plan artistique, est donc une conversion ; ce que l’on peut porter comme tristesse, il faut le transformer en joie. Et ce que l’on porte colère, il faut le transformer en autre chose. Mais sur le plan économique, tu te dis : « Quelle catastrophe ! »
Votre film est marxiste dans son fond ; il est libertaire dans sa forme. C’est habile dosage. Que pensez-vous de cette analyse ?
Vous me fournissez là, une analyse que je risque de répéter régulièrement dans les débats. Le slogan de Fakir, est « sérieux sur le fond, drôle sur la forme ». Je dis que je suis Groucho-léniniste. Il y a toute une pensée qui n’est pas mise en avant dans le film mais qui existe quand même. Effectivement, la forme du film est assez libertaire. C’est un film qui bouscule un peu les syndicalistes sur la manière de faire ; mais en même temps, ils l’acceptent. Ils sont tellement en panne d’imagination ; ce film cherche à apporter de la joie, une respiration, de l’oxygène dans tout ça. Je trouve votre analyse marrante, intéressante.
Combien a coûté votre film et dans quelles conditions l’avez-vous réalisé ?
Ce sont les abonnés de Fakir qui ont payé. Le coût était de 40 000 euros. On a payé monteur, cadreur et preneur de son. A cela s’ajoute le camion ; donc un budget de production de 40 000 euros ce qui n’est pas énorme, le tout financé par la trésorerie de Fakir. Pour terminer le film, il a fallu payer les droits musicaux. J’ai donc cherché un producteur. J’ai tout fait pour que le film sorte du ghetto ; on aurait pu faire de l’autoproduction et de l’auto distribution. J’ai donc opté pour un producteur normal qui m’amène vers un producteur normal. Le producteur était persuadé qu’il bénéficierait d’un soutien du CNC car tous ses films avaient, jusqu’ici, bénéficié d’un soutien du CNC. Or, le premier film qui ne reçoit rien du CNC, c’est le nôtre.
Comment expliquez-vous cela ?
Ils n’ont pas à se justifier. Le réalisateur des Nouveaux chiens de garde, Gilles Balbastre, a fait paraître un article sur les liens qui uniraient la fondation LVMH et le CNC. Moi, je n’affirme rien en ce sens, mais ce sont des couilles molles. Pour moi, c’est une péripétie ; nos lecteurs ont envoyé 60 000 euros. Ça prouve encore une fois qu’on peut réussir en animant les gens. Le film existe ; l’histoire du CNC n’est qu’une péripétie.
Une vraie relation se tisse, au fil du film, entre le faux fils Klur (que vous interprétez à l’écran) et le fameux commissaire. De quelle nature est cette relation ?
Ça va bien au-delà de ce qu’on peut voir à l’écran ; en fait, j’ai la matière pour faire deux films. Le deuxième film pourrait être centré sur cette relation. Le commissaire propose à « mon Jérémy Klur » d’entrer dans la gendarmerie. De mon côté, j’invente tout un personnage avec « mon Jérémy » ; je confie lui que je fais des crises d’épilepsie, donc que je ne peux pas entrer dans la gendarmerie ; il me propose de rentrer dans la société des champagnes Vuiton. Je bâtis un personnage relativement dostoïevskien ce qui engendre des aventures assez rocambolesques. Il y a un rapport quasiment filial qui se construit par téléphone. Paternel et filial. Le commissaire se rend compte que « mon Jérémy » est un peu bizarre dans cette famille. Il veut lui donner une chance de sortir de son milieu social, et de s’épanouir.
Le fond du commissaire est bon et généreux, au final.
Je trouve effectivement que c’est un personnage très ambigu. C’est ce qui fait le charme du film ; ce n’est pas une thèse. Finalement, le seul acte généreux de Bernard Arnault (qu’il aura fait dans son existence), va faire conduire à ce qu’on se moque de lui. Nous, nous produisons un rapport de force qui est bâti sur une fiction. Parfois, des gens dans les salles me disent beaucoup mal de mon commissaire, mais moi je l’aime beaucoup. Mais, c’est vrai que sa fonction qui est d’acheter les syndicalistes, ce n’est pas formidable… Il n’empêche que j’aime sa manière de parler ; je l’adore. Il y a une différence entre le discours et la vie.
Quels sont vos projets ? Travaillez-vous sur un nouveau film, un livre ?
Non. Je ne suis pas réalisateur ; j’ai fait un film par inadvertance. Je ne dis pas non plus que je n’en ferai plus jamais. Je pense que ce film détient une certaine magie et une grâce qui ne sont pas reproductibles. Si je recommence quelque chose, je vais être déçu et je vais décevoir tout le monde. Ici, il y a une mayonnaise qui a pris. Mon travail continuel est celui de Fakir. Moi, je cherche des modes d’intervention originaux dans la vie publique. Ce film est un mode d’intervention original. Le 12 mars prochain, on va tenter de faire le Réveil des betteraves en Picardie, ce pour tenter de mettre de l’animation dans la vie publique picarde. On ne peut pas avoir un Front national avec 42 à 43 %, et être indifférent, résigné et laisser les gens s’enfoncer dans le désarroi. Je ne dis pas que ça marchera. Sur le plan personnel, je ne peux pas refaire un film.
Comment le film est-il reçu jusqu’ici ?
Les salles sont enthousiastes. Ce n’est pas à moi de le dire, mais il faut entendre les rires et les applaudissements ! Il y avait 800 personnes à Paris pour venir voir le film. On a refusé deux cents personnes. Ma fierté, c’est que ce film touche les intellectuels, certes… mais, chez moi, je suis en train de refaire le rez-de-chaussée dans ma baraque, à Amiens ; eh bien, j’ai invité le peintre, le carreleur, l’électricien, à venir voir le film. Ils sont venus et m’ont dit merci les yeux rougis. Ils ne seraient pas venus d’eux-mêmes dans un cinéma d’art et d’essai. Ils m’ont demandé de continuer mon métier et de ne pas me mettre au bricolage. Ce film intéresse les intellectuels mais aussi le peuple ; pour moi, c’est une très grande fierté.
Propos recueillis par
PHILIPPE LACOCHE