C’était mon ami

Gérard Lopez, dit Dadack : calme, sensible et intelligent.

                                    

    On pourra toujours me dire: c’est la vie. Non, je ne l’admettrai jamais; pour moi, c’est la mort. Ce n’est pas tout à fait la même chose. La mort. Cette totale absurdité, au moins aussi absurde que la vie. La mort. Celle de mon ami de toujours, Gérard Lopez, dit Dadack, Ternois dans l’âme. Crise cardiaque. Il avait 58 ans. Nous nous étions connus à l’école de la cité Roosevelt, dans notre chère ville de Tergnier, la plus belle ville de France, avec sa gare, son chemin de fer, sa raffinerie, sa fonderie. Ces gens qui se tutoyaient, qui se saluaient en se faisant de grands signes de la main quand ils fonçaient sur leurs vélos pour se rendre au PMU. C’était la France des années soixante. Gérard, qu’on ne surnommait pas encore Dadack, arrivait de la cité des Cheminots pour habiter avec ses parents dans la HLM, pavillon Champagne, porte A, numéro 8 (si mes souvenirs sont bons), en face de la gare. Avant la cité des Cheminots, avant 1962, ils habitaient en Algérie. Notre solide amitié se scella autour d’une fraternelle concurrence scolaire: il était toujours premier; j’étais toujours deuxième. «Gérard, une encyclopédie vivante!», souriait notre instituteur M. Jehan, un ancien de la ligne Maginot. Gérard était Anquetil; j’étais Poulidor, comme les petits coureurs en métal que nous faisions avancer avec des billes, sur le tas de sable du transformateur électrique de la cité Roosevelt. Gérard aimait lire; moi aussi. En bon hussard noir de la République, M. Jehan nous faisait découvrir de beaux textes, grâce aux récitations: Émile Verhaeren, Paul Verlaine, Artur Rimbaud, Gérard de Nerval. Nous les aimions autant que les albums de Tintin. Et puis il y eut le foot, sur le stade de hand-ball, derrière l’école, que nous avions annexé. Puis l’ESCT. Il jouait à l’arrière; je jouais inter droit, un poste qui ne doit plus exister. C’était les années collège. Puis, rapidement, le goût pour le rock. Comme je lui avais appris à faire du vélo, il me fit part de ses découvertes: Procol Harum, Family, J. Geils Band… Nous fondâmes un groupe de blues-rock. Deux tournées en Bretagne au cœur des seventies. La bière, les filles, Canned Heat et Pacific Gas, ça conforte une amitié. Il resta à Tergnier, agrippé aux cordes de sa basse, transmettant son savoir aux jeunes des Caves à Musique; je m’envolais avec ma plume vers d’autres horizons. On se retrouvait, parfois, dans notre sacrée ville. Il n’y avait pas besoin de grands mots pour nous comprendre. Quand on se regardait, on pensait à nos chaussures de foot et à nos vieux amplis. Il était calme, intelligent, taiseux et sensible. Il composait d’adorables chansons. C’était mon ami. Et j’en ai gros sur le cœur.

                                                      Dimanche 23 mars 2014

 

Le moral? Dans mille ans, ça ira mieux

L’humeur. Le moral. Tout un programme. Il y a peu, je l’avais dans les chaussettes. Allez savoir pourquoi? Je sais, moi. Tu ne le sauras pas, lectrice curieuse, adorable créature, délicieuse cambrure. Le marquis a ses pudeurs. Moral down. J’écoute France Inter. Écouter Depardon sur France Inter, un matin. Le ciel est plus gris que les yeux de Kléber Haedens à la fin d’Adios, l’un des plus beaux romans de la littérature française. Écouter Depardon et avoir le cœur qui se serre. Depardon évoque la simplicité touchante, sincère, apaisante de paysans cévenols. Il parle si bien d’un monde qui s’en va. D’une France qui disparaît. Je n’aime pas ce qui bouge. Tout devrait rester en état. Personne ne devrait mourir; rien ne devrait changer. Nous serions nombreux sur terre. Pouvoir serrer la main à Churchill, partager une coupe de champagne avec Alice Sapritch et l’embrasser sur le front. Tenter d’assassiner Hitler. Le monde serait bien plus amusant. Plus on est de fous, plus on rit. Mais non. Les petites épiceries qui sentaient le savon de Marseille et les harengs saurs sont détruites; on construit à la place des McDonalds, des agences bancaires ou des agences intérimaires. Les petits paysans des Cévennes disparaissent. «J’écris parce que je souffre. Dans mille ans, ça ira mieux.» Ainsi s’exprimait le sulfureux Jack Thieuloy cité par l’excellent Rolland Jaccard, dans Causeur. J’étais d’excellente humeur lorsque j’ai interviewé le chanteur Féloche, à l’hôtel Jules, dans le IXe arrondissement, à Paris. Féloche est un grand garçon brun, joyeux, positif, un peu secret, dont j’avais adoré la chanson «Darwin avait raison», et beaucoup aimé le dernier album. Il m’a fait plaisir lorsqu’il a évoqué ses attaches picardes et le fait que sa mère et lui aient habité à Jeancourt, près de Saint-Quentin. Une bouffée de souvenirs.

Féloche, chanteur-Hôtel Jules, rue Lafayette. Paris. Octobre 2013.

En1977, avec mon groupe de rock-blues, nous étions allés dans le studio d’Hugues Le Bars (qui travailla ensuite avec Maurice Béjart).Quelques mois plus tard, nous sortions un 45 tours avec deux titres, «Dont’ leave me Babe», une ballade arrangée par Hugues, et «You don’t want», un rock un peu plus énervé. Deux compositions de Gérard Lopez, dit Dadack. Avais-je le moral à cette époque? Je crois. J’avais 21 ans, venais de rejoindre la rédaction de Best. Les Ternoises étaient si jolies.

Dimanche 3 novembre 2013.