Quand le style reste souverain…

Grâce à Éric Neuhoff et son «Dictionnaire chic de littérature étrangère», la langue française triomphe.

C’est pire que les migrants. Les livres étrangers entrent chez nous comme dans un moulin (…) Dire que certains traitent les Français de xénophobes. Il n’y a pas plus ouvert, plus curieux que ce peuple qu’on accuse de tous les maux. Est-ce notre faute si nous aimons voyager,

Eric Neuhoff : son dictionnaire de littérature étrangère est d'excellent e qualité. Photo : Laurent Monlaü

Eric Neuhoff : son dictionnaire de littérature étrangère est d’excellent e qualité.
Photo : Laurent Monlaü.

mais sans bouger?» Voilà qui est envoyé, écrit avec fraîcheur, humour, légèreté, distance et panache. Du Neuhoff, tout craché. Celui qui nous a donné quelques-uns des plus pétillants romans de la littérature contemporaine nationale (La Petite Française, 1997, Mufle, 2012), celui qu’on pourrait considérer comme le plus français de nos écrivains nationaux, nous donne à lire aujourd’hui un savoureux Dictionnaire chic de littérature étrangère. Une gageure? Un régal, surtout! Qu’il s’intéressât à la littérature d’ailleurs, on le savait déjà. Il faut être aveugle et sourd (sourd, oui, car sa prose non seulement pétille, mais elle possède sa petite musique bien singulière, comme les bulles d’un Drappier 100% pinot noir qui éclatent contre les parois d’une coupe) pour passer à côté de sa chronique «Affaires étrangères» du Figaro littéraire; certains des textes du présent dictionnaire en sont, du reste, issus. Style? Bien sûr. La chute de son texte d’introduction en est le vibrant exemple: «Dans ma bibliothèque, des réfugiés se cachent par dizaines. J’espère que les pages qui suivent ne pousseront pas les autorités à les reconduire à la frontière.» Il y a peu de chance pour cela. Et c’est tant mieux. Éric Neuhoff nous communique sa passion. Ses textes sur Bracewell, Carver, Roth, Barnes ou Fante interpellent. Jamais aveuglés ni hagiographiques, ils restent d’une lucidité qui force le respect et invite le lecteur normalement constitué à se découvrir – ou redécouvrir – ces grands écrivains. Et quand Neuhoff, à propos de Bukowski constate, amusé, «on l’a beaucoup comparé à Céline : ses bagatelles ne conduisaient qu’au massacre de quelques canettes de bière», on s’incline, et on se dit, pas peu fier, que quand la langue française invite à mieux connaître les grands étrangers, ce n’est vraiment pas mal du tout.

PHILIPPE LACOCHE

Dictionnaire chic de littérature étrangère, Éric Neuhoff, Écriture; 448 p.; 23,95 €.

L’horrible Jugan: une âme noire et un livre lumineux

Cet ignoble personnage hante le plus beau roman de Jérôme Leroy. Un texte inoubliable, puissant, propulsé par savoureuse écriture.

Il a fait fort, Jérôme Leroy! On savait qu’on pouvait compter sur lui, qu’il était l’un de nos meilleurs prosateurs français, et un poète inspiré. Il faut lire, sans plus tarder – si ce n’est pas déjà fait – Monnaie bleue (La Table ronde, 2009), Le Bloc (Gallimard, Série noire, 2011), Physiologie des lunettes noires (Mille et Une Nuits, 2010). Et tous les autres. Il faut lire Leroy comme il faut lire Fajardie, Simenon et Carver. Jérôme Leroy possède ce qu’on nomme un univers. Il mêle le réalisme le plus cru, le plus blafard (il sait se faire atmosphériste au même titre que Calet, Mac Orlan ou Éric Holder), aux intrigues les plus poussées, les plus folles, où l’écologie se dispute avec la politique. Comme tous les grands, il ne fait jamais la morale; on est en droit de l’en féliciter. Il constate plus qu’il ne dénonce, relate plus qu’il ne pointe du doigt. Ça fait encore plus mal. Ses romans, ses

Jérôme Leroy, écrivain, journaliste, poète.

Jérôme Leroy, écrivain, journaliste, poète.

nouvelles, ses poèmes ne sont rien d’autres que des charges violentes, frontales, teigneuses et efficaces contre l’indéfendable société ultralibérale et son presque jumeau le capitalisme. Leroy est un marxiste; il ne s’en cache pas dans une société où, de plus en plus, depuis l’avènement de la prétendue gauche sociale libérale, le mot communisme est devenu un gros mot. Avec Le Bloc, il dézinguait le Front national, tout en ne le jugeant pas. Et cela était bien plus percutant que les essais «bonne conscience» et bien-pensant des journalistes de la presse à bobos qui préfèrent injurier tous ceux qui appellent de leurs vœux un souverainisme social plutôt que de subir les vexations permanentes de nos bons amis d’Outre-Rhin. Oui, Jérôme Leroy n’est pas seulement un romancier de haute volée; c’est aussi un penseur intéressant qui chemine hors des sentiers battus du politiquement correct. Ça fait du bien. Mais revenons à son Jugan. Que nous raconte-t-il? Son narrateur est un enseignant en vacance à Paros, en Grèce; il se souvient de Noirbourg où, douze ans auparavant, il a commencé sa carrière de professeur au lycée Barbey-d’Aurevilly (joli clin à Barbey et à son personnage défiguré, comparable à Jugan!). C’est là, au cœur du Cotentin, qu’il voit un jour débouler Joël Jugan, ancien leader d’Action Rouge, leader charismatique d’un groupe d’extrême gauche. Il sort de taule où il a pris cher: dix-huit ans. Clothilde Mauduit, son ancienne complice, l’a fait recruter comme assistant pour l’aide aux devoirs des collégiens en grande difficulté. Le narrateur croise Jugan: c’est le choc. Celui-ci est défiguré. Son visage est d’une laideur repoussante, plein de bourrelets, de plaies toujours purulentes. Jugan croisera alors Assia, une adorable petite étudiante en comptabilité qui, ensorcelée par un Gitane, deviendra folle amoureuse de cette manière de monstre. Car, ce n’est pas son aspect physique qui fait de lui un monstre, mais bien son âme noire, sa cruauté, sa perversion. Ce sale type en fera voir de toutes les couleurs à la jolie Assia. Cette histoire, rondement menée, où, une fois encore, le fascisme de la marchandise est dénoncé en filigrane, n’est rien d’autre que l’un des plus grands romans de cette rentrée littéraire 2015.

PHILIPPE LACOCHE

Jugan, Jérôme Leroy, La Table Ronde, 214 p.; 17 €.

Au nom d’Hopper, de Danquin, de Renoir et de la mélancolie

De gauche à droite : Jean-François Danquin, David, libraire, et Alexandra Oury, critique littéraire.

Lectrice convoitée, sache que, comme Roger Vailland, mon romancier préféré, j’ai mes saisons. Culturelles. Longtemps, elles furent rock’n’roll, puis Yé-Yés, puis terriblement littéraires, puis vides, puis cinéma. Ces derniers jours, elles furent résolument peinture. Je me suis rendu à la librairie Chapeau melon et piles de livres, rue des Lombards, à Amiens, pour découvrir l’adorable exposition de Jean-François Danquin. Il présentait soixante têtes d’écrivains (Vailland, Faulkner, Carver, Paul Auster, Marcel Aymé, Calvino, Hemingway, Fante, Salinger, etc.), fruit de la série Littéraire magazine, le tout sous le titre générique Littérature en revue. «J’ai peint plusieurs séries, toujours sous la forme de couverture de magazines», confie Jean-François. «Architecture magazine, Music magazine, Sexy magazine, etc.» Comme d’habitude, Danquin, c’est bien. Cours rue des Lombards, lectrice adulée! Tu ne le regretteras pas. En compagnie de Lys et dans le cadre d’un voyage organisé en car, je suis allé voir la superbe exposition d’Edward Hopper au Grand Palais, à Paris. C’est tout simplement magnifique, magique. Désespérant aussi. Il suinte des toiles de Hopper une mélancolie poisseuse, quasi autiste. Ses personnages ne se parlent pas, se regardent à peine. Ils ont les yeux hagards, perdus vers des horizons lointains; on ne sait pas ce qu’ils contemplent au juste. Une impression de vide qui vous prend aux tripes. C’est très fort. L’antithèse du rêve américain. Et quel bonheur : Hopper est obsédé par le chemin de fer. Il peint très souvent des rails. En face, au Petit palais, nous sommes allés voir les collections permanentes. Très hétéroclites, beaucoup d’impressionnistes, quelques fauves, le monde chrétien, la Renaissance. Passionnant. Je me suis amusé à noter les peintres exposés ayant un rapport avec la Picardie: Léon Bonnat (mort à Monchy-Saint-Eloi en 1922), Mary Cassat (morte à Mesnil-Théribus en 1926), Ernest-Jules Renoux (mort à Romeny-sur-Marne en 1932), Jean-Baptiste Oudry (mort à Beauvais en 1755).Les peintres se cacheraient-ils en Picardie pour y mourir? Renoir, lui, avait choisi la côte d’Azur. Suis allé voir au Gaumont d’Amiens, le film qui lui est consacré. Michel Bouquet est admirable. Et Christa Theret, ici assez agaçante, qui joue Andrée Heuschling, le petit modèle roux, a des fesses à croquer.

Dimanche 13 janvier 2013