Saucisse sur pattes tourbés sous la pluie grasse

       

Joël Gros expose des oeuvres originales, boîtes et collages, sur les murs du Café, à Amiens, où son fils Lucas est barman.

Joël Gros expose des oeuvres originales, boîtes et collages, sur les murs du Café, à Amiens, où son fils Lucas est barman.

Il n’y a rien de plus étrange qu’une chronique. Pas plus celle-ci qu’une autre. Juste le genre journalistique ou littéraire. Journalistique et littéraire. Son but ? Laisser une trace, l’air du temps. Un peu de sang, un peu de rire, un peu de larme, beaucoup de blues, de dérisoire, d’un type qui regarde autour de lui, qui commente éventuellement, qui se tait, s’attendrit, se révolte. Des petits bouts de vie fichés dans la page d’un journal, échardes minuscules, secondes pointues égarées dans l’immensité de l’univers, avant qu’elles ne soient absorbées par le grand sablier du temps qui fuit. Jeudi 11 février 2016, 14h45, place Gambetta, à Amiens, encore et toujours. Je me rends à la rédaction. Il pleut sur mon chapeau Fléchet (la même marque que celui que portait mon grand-père Alfred, ancien Poilu de la Somme, ancien employé SNCF). Une pluie froide et grasse comme la pâte à crêpe de Mardi-Gras qui, déjà, n’est plus. Une dame tire sur la laisse d’un petit chien couleur de tourbe claire, manière de saucisse sur pattes. Soudain, devant l’entrée de la banque, l’animal s’arrête. Elle s’arrête aussi, le regarde, attendrie, et tente, à nouveau, de tirer sur la laisse avec douceur, sans conviction. Le pelage du petit chien brille sous la pluie grasse comme les cheveux poisseux de Pento d’un danseur de tango roux. Que faut-il dire d’autre ? Rien. Peut-être quand dans cinquante ou cent ans, un étudiant lira cette chronique dans la chaleur d’une bibliothèque obscure. Il se dira que le jeudi 11 février 2016, à 14h45, il pleuvait sur Amiens, sur un chapeau Fléchet, sur les cheveux poivre et sel (poivre-aisselle) d’une sexagénaire et sur le dos d’un petit chien têtu. Nous serons tous morts. Voilà, le rôle minuscule d’une chronique. Elle sert aussi à faire savoir que le groupe de rock L’Araignée au Plafond avait donné, quelques jours plus tôt, un concert au Capuccino, à Amiens, et que c’était bien. Ils sont souvent drôles ; leur version  de « Wild Things », le brûlot de Chip Taylor, popularisée par les Troggs, devient « Wassingue » dans les bouches si picardes de Laurent Goulet et de ses amis de L’Araignée au Plafond. Pour rappeler, également, que le batteur Joël Gros, père de Lucas – le Buster Keaton du zinc et du rock’n’roll, barman du Café – expose jusqu’au 20 février, en ces lieux, soixante-dix œuvres, des boîtes et des collages réalisés à la faveur d’une convalescence, cet été, à partir de boîtes de Kleenex et de photographies issues de Télérama. Les thèmes, on s’en doute, tournent autour du rock, de la chanson et du cinéma. On repère des détournements de Bowie, de Lou Reed, de Daho et de Bashung, autant d’avions chantants dévoyés par l’imagination débordante de l’artiste Joël Gros. On murmure que Pierre Murat, après une conférence donnée, récemment, au Ciné-Saint-Leu, serait allé boire un verre au Café, aurait discuté avec Lucas, le fils keatonien, qui l’aurait mis au courant des paternels projets. « Je viendrai voir ça », aurait dit l’excellent critique de Télérama. Tiendra-t-il parole ?

Dimanche 14 février 2016.